Par Selim Lander
Des Précieuses pas si ridicules
Depuis Molière on garde des précieux et précieuses l’image de personnages ridicules utilisant des métaphores absurdes pour exprimer les choses les plus simples (comme « commodité de la conversation » en lieu et place de « fauteuil »). Molière, néanmoins, avait pris soin de laisser planer un doute en présentant les ennemis des précieuses comme passablement rétrograde. On se souvient, à cet égard, de ce qu’il fait dire à Chrysale, le « bon bourgeois » des Femmes Savantes, le frère en esprit du Gorgius des Précieuses, père de Magdelon et oncle de Cathos :
« Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse. »
S’il ne semble pas que les beaux esprits du XVIIe siècle se soient jamais présentés eux-mêmes comme « précieux », il est vrai que nombre de salons de l’époque étaient des lieux où l’on cultivait la belle langue et qu’il arrivait qu’on s’y livrât à des jeux littéraires. Voiture fut l’un des leurs mais l’on se souvient surtout des femmes : Mlle de Scudéry (celle-ci féministe enragée) ou encore Mme de Lafayette ou Mme de Sévigné sont les représentantes les plus connues de ce courant informel et pourtant réel qui fait honneur aux lettres françaises.
Une autre citation, tirée du dictionnaire de Furetière :
« Précieuse est aussi une épithète que l’on donnait autrefois à des filles de grand mérite et de grande vertu, qui savaient bien le monde, et la langue : mais parce que d’autres ont affecté et outré leurs manières, cela a décrié le nom et on les a appelées fausses précieuses ou précieuses ridicules. »
Pierre Lambert, directeur du Théâtre de l’Espoir, à Dijon et, en Avignon, du lieu nommé Présence Pasteur, a eu l’idée de prendre les scènes les plus fortes des Précieuses de Molière et de les placer dans un salon de « vraies » précieuses, qui connaissent la pièce et s’amusent à la jouer, tout en poursuivant leurs propres jeux. Et, pour compléter le tableau, il a retenu des comédiens capables de chanter des textes de l’époque (sur une musique très fidèle à celle de l’époque).
Le résultat est superbe. C’est l’occasion ou jamais de citer Baudelaire :
« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »
Au milieu d’un festival partagé entre des spectacles sérieux qui privilégient les thèmes mortifères – la guerre, le deuil, l’euthanasie, la misogynie de certaines sociétés, l’économie libérale et ses fléaux – ou les stand-up comiques, la création de Pierre Lambert procure un moment d’élégance et de grâce. Les comédiennes et comédien (quatre filles et un garçon) sont tous belles et beau ; ils portent de magnifiques costumes ; ils chantent bien. La langue est à pleurer, tellement plus raffinée que celle que l’on peut entendre aujourd’hui jusque dans les milieux les plus « distingués ». Que demander d’autre ? Le décor peut-être ? Il est original, avec trois portes ouvrant à cour (et – pour tout dire – qui se décalent vers jardin quand on se dirige vers le fond de la scène) permettant de varier les entrées comme les sorties. Plus classique : des images projetées sur le fond situent le lieu où se déroule chaque scène (y compris une scène champêtre).
Les Misérables
La compagnie bruxelloise des Karyatides interprète de grandes œuvres romanesques sur un mode « populaire, visuel et poétique, fait de bouts de ficelles, artisanal, brut, dépouillé » (dossier de presse). C’est une autre manière, également fort originale, quoique totalement différente de la précédente, de revisiter une œuvre classique. En l’occurrence, deux comédiennes manipulent des petites figurines représentant les personnages du roman de Hugo plus quelques autres éléments permettant de situer l’action : un mouton, un arbre, des maisons, une tour Eiffel… Avec une incontestable dextérité, les deux comédiennes placent et déplacent les figurines aimantées sur une table métallique et qui pivote dans tous les sens. En même temps, elles racontent et, parfois, dialoguent.
Evidemment, le spectacle n’apportera rien sur le fond au public averti qui y verra un simple digest illustré du roman. Il prendra néanmoins plaisir à observer l’adresse dont font preuve les deux manipulatrices, et puis l’on ne se lasse pas d’entendre les belles histoires, même archi-connues. Par contre, pour le public jeune (ou moins jeune) qui n’est pas habitué à se plonger dans la lecture des récits volumineux écrits il y a deux siècles, ce spectacle est une occasion merveilleuse de connaître enfin, sinon vraiment le roman, du moins sa trame (à moins qu’il ne l’ait déjà découverte sous forme de film ou de comédie musicale), ce qui, ma foi, est déjà quelque chose.
Karine Birgé et Marie Delhaye, maîtresses d’œuvres et actrices du spectacle, ne méritent que des compliments (il est d’ailleurs pris d’assaut par les festivaliers). On peut néanmoins remarquer – ce n’est pas une critique – qu’elles sont grandement servies par roman de Victor Hugo qui abonde en passages tous plus émouvants les uns que les autres, entre lesquels il n’y a qu’à choisir. Quelle que soit la forme adoptée pour présenter un tel livre, il paraît moins facile de se tromper qu’avec bien d’autres histoires, moins bien construites, moins bien écrites, bref moins intéressantes, moins touchantes que les Misérables.