— par Janine Bailly —
Nous faire, en sus des « films dont on parle », découvrir et aimer des cinémas nouveaux et différents, ou des cinéastes trop peu connus du grand public, loin des blockbusters à l’américaine qui remplissent régulièrement et (trop ?) longuement les salles, telle est une partie de la mission que s’est donnée Steve Zébina, à la tête des RCM. Et quand en début de séance, souvent essoufflé d’avoir couru à ses tâches diverses et variées, il nous livre de façon si communicative ses émotions et coups de cœur, nous ne pouvons qu’adhérer à ses propositions ! J’aimerais en donner pour preuve trois films vus ces lundi et mardi de printemps, trois films qui m’ont émue, interpellée, enrichie et donné un regard neuf sur le monde.
Lundi il y eut, à Madiana, de Claudia Sainte-Luce, Jazmin et Toussaint, film venu du Mexique, et dont les rôles-titres sont avec maestria tenus par la réalisatrice elle-même et par le parrain du festival, un Jimmy Jean-Louis étonnamment véridique en sexagénaire malade et déclinant. C’est bien là la magie du cinéma, que de nous faire croire à une transformation radicale de l’acteur, dans l’acceptation d’une personnalité si loin de son âge, si différente de son aspect et de sa condition physiques véritables ! De Claudia Sainte-Luce, nous connaissions déjà le précédent opus, Los insolitos peces gatos (Les drôles de poissons-chats, 2013), première chronique inspirée d’un épisode vécu, de ce temps où, fille libre et sauvage, elle s’était choisi une famille d’adoption, une famille de quatre enfants dont la mère souffrait du sida. Dans ce second volet, la réalisatrice retrace et reformule, par la grâce de la fiction, ce moment où ce père démissionnaire, errant de par le monde, aux facultés physiques et mentales déclinantes puisque souffrant de démence vasculaire, ce père que donc elle connaît assez peu vient lui demander asile, secours et protection. De prime abord réticente, âpre et sans concession, elle se fera, au fil des jours et de la cohabitation, attentive et plus douce, libérant avec pudeur une grande tendresse, dépourvue de la rancœur et de l’agressivité initiales. De Mexico, nous ne verrons guère plus que ces appartements tristes et nostalgiques, tant le film nie tout recours à l’exotisme pour se mûrir dans une sorte de huis-clos au dénouement tragique — mais non advenu dans la vie réelle de Claudia. Claudia qui, dans l’œuvre fictive, par cette communion nouvelle avec son père, ira vers une vie plus apaisée, nouant enfin une relation stable, elle qui jusqu’alors butinait de fleur en fleur, du moins le supposons-nous à la séquence initiale du film où, dans une cabine téléphonique, elle se transforme en une « vamp »superbement sexuelle ! L’originalité du récit tient enfin au fait que, suivant les contours sinueux d’une pensée qui se délite, épousant les surgissements, dans la mémoire du père, d’épisodes liés à sa vie antérieure, le spectateur se voit obligé de reconstituer un puzzle dont il devra bien admettre ne pas posséder toutes les clés !
Mardi ce fut, à Tropiques Atrium, la soirée consacrée aux îles voisines, que je connais si peu, Trinidad et Tobago. Deux films différents, qui ont en commun d’être dus à de talentueuses réalisatrices, de magnifier les plans dans la beauté sauvage des paysages, et de soutenir le déroulement de l’histoire par une bande-son originale, faisant parfois appel à des chœurs de voix féminines, à des chants — que l’on pressent inspirés de la tradition ? Pareillement, The Cutlass, de Darisha Beresford, présente ce soir-là dans la salle, et Play The Devil, de Maria Govan, originaire des Bahamas, nous tiennent en haleine, par une intensité dramatique qui va croissant, jusqu’aux dernières images. Mais, si le premier connaît un heureux épilogue, le second porte la tragédie à son acmé, dans une scène de Carnaval éblouissante, spécifique au village de Paramin, effrayante autant que belle, où le bleu des corps peints à l’indigo symbolise le désir d’éloigner diables et démons, tout ce qui en quelque sorte serait préjudiciable à l’homme. Où aussi il vous faut payer les « diables » sur leur passage afin qu’ils ne vous tourmentent pas pendant l’année.
The Cutlass, inspiré de faits réels, vécus par l’amie de la réalisatrice, nous entraîne dans une somptueuse jungle verte, qui se fait hostile aux pas nus de Joanna, mais familière aux semelles de l’homme étrange qui l’a ravie à son groupe d’amis, venus sur la plage pour un week-end festif d’enfants gâtés. L’homme qui, visage sombre et torturé, regard plus halluciné encore d’être entrevu sous la cagoule du kidnappeur, dresse pourtant, dans la tourmente de son esprit malade, ce constat amer qui dit l’injustice d’une société trop inégalitaire, et la souffrance de qui est différent. Sociopathe notoire, il entretient avec sa captive des conversations qui ne défient pas la logique, pour tenter par exemple de définir ce qu’est la lâcheté. La prestation de l’acteur, Arnold Goindhan, est si forte qu’à ses côtés, Lisa-Bel Hirschmann, dont c’est le premier rôle, semble manquer un peu d’épaisseur et d’expérience pour relever une telle gageure.
Play The Devil, quant à lui, aborde de façon pudique, délicate et efficace le problème de l’homosexualité masculine tel que vécu à Trinidad et Tobago où, nous dira la productrice, les violences engendrées par l’intolérance sont légion mais souvent dissimulées, tenues plus secrètes que celles, nombreuses aussi, perpétrées contre les femmes : l’idée première lui est venue après qu’un jeune garçon de seize ans, pris dans le faisceau d’une histoire gay, s’est suicidé à Trinidad. Commencée dans la douceur et la sérénité, la relation amicale entre les deux hommes, devenue amoureuse donc prohibée et, pour Gregory dit Greg, le plus jeune encore étudiant, devenue génératrice de culpabilité et de honte, se transforme en un affrontement létal. Affrontement de deux âges, de deux personnalités, et de deux classes sociales : incarné avec justesse par Gareth Jenkins, qui n’est pas acteur professionnel, l’aîné est homme d’affaires à la barbe florissante, installé sans tabous dans la vie et la société des nantis, villa superbe avec piscine, au-dedans femme et enfant ; le plus jeune encore imberbe, mais si intelligent, brillant et sensible, vit dans les quartiers pauvres, élevé par une géniale petite grand-mère dévouée mais traditionaliste et religieuse, le père drogué étant démissionnaire et le frère susceptible de se retrouver derrière les barreaux. La tension, vite palpable et visible sur les traits juvéniles et boudeurs du jeune homme — joué par Patrice Jones, acteur sans grande expérience encore — qui après une première et fougueuse relation sexuelle se sent harcelé, en passe d’être rejeté par sa communauté, la tension dans une gradation constante mènera inéluctablement au crime, volontaire ou non, à la mort attendue de l’un des deux partenaires, seul dénouement possible d’une histoire passionnelle vouée aux gémonies. Et cela pendant le Mas, Carnaval où Greg danse au cours du Jab, cérémonie rituelle de son village de Paramin.
Si le style, si ce qui permet à l’œuvre d’exister dans son originalité, c’est faire un pas de côté, ainsi que le redisait récemment à la télévision l’écrivain Philippe Djian, alors ces trois films se démarquent bien, en un léger décalage, dans le paysage cinématographique, par les sujets que courageusement ils abordent, par leur force, leur humanité, et leur belle authenticité !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 22 mars