— par Janine Bailly —
Le théâtre, comme témoin de notre temps. Le théâtre pour faire bouger les lignes et réorganiser le monde… C’est à cette généreuse utopie que nous convie entre autres choses le trente-sixième Festival International d’Almada. Et s’il s’avère que cette utopie n’est présentement guère réalisable, il est bon qu’en revanche notre émotion, au sortir des salles de spectacle, ne reste pas une fois les portes refermées sentiment stérile, mais qu’elle nous incite à réfléchir ou peut-être même à changer nos comportements, par trop insouciants et trop souvent entachés d’égoïsme. Du moins est-ce ce en quoi veut croire Marco Martins, cinéaste et metteur en scène portugais formé auprès de personnalités aussi prestigieuses que Wim Wenders, Manoel de Oliveira, João Canijo ou Bertrand Tavernier. Un artiste qui par ses créations entend dénoncer « les atrocités d’une certaine réalité humaine ». Ainsi que le dit le grand comédien metteur en scène portugais Luis Miguel Cintra, qu’importe si la répercussion sur le public est infime : si elle modifie quelque chose en ceux qui furent spectateurs, alors ils « raconteront cela à d’autres, auront au moins une manière de se comporter différente… »
Le spectacle de cette année, réalisé sur une idée originale de Renzo Barsotti, se nomme « Provisional Figures, Números Provisórios », écrire ce titre double se justifie d’autant mieux qu’il sera donné en deux langues alternées, portugais et anglais. Cette expression est en fait la dénomination choisie pour une étude statistique réalisée sur les migrants en situation transitoire et provisoire, et qui sont partis du Portugal, lors de la grande crise ayant sévi entre 2009 et 2014, partis travailler au Royaume-Uni dans les usines de transformation alimentaire, partis vivre la dure existence de ceux qui tuent, plument et dissèquent les gallinacés, poules ou dindes destinées à notre consommation globalisée — au cours de la représentation, il sera d’ailleurs distribué à certains spectateurs un carton publicitaire aux couleurs exacerbées, significatif en ce sens qu’il montre une volaille cuite propre à soulever un certain dégoût comme à faire naître en nous une certaine culpabilité.
Distincte de celle qui, fuyant la faim et le chômage, suivit la Seconde Guerre Mondiale, cette nouvelle émigration née de nouvelles contingences a donné naissance à une masse de travailleurs, une masse « flexible » répondant aux exigences de nos systèmes économiques actuels et mortifères. Marco Martins a d’abord pendant de longs mois choisi de vivre au sein de la communauté émigrée à Great Yarmouth dans le Norfolk, où il a pu une fois franchie lui aussi la barrière des habitudes et différences culturelles, recueillir des témoignages divers et poignants auprès de résidents, tant portugais que britanniques. Ce sont ces témoignages qui forment le cœur d’un spectacle coup de poing, primordial, nécessaire et dérangeant, interprété par neuf actrices et acteurs de nationalités diverses. Qui d’abord assis au milieu de nous, rejoindront ou quitteront la scène au gré des témoignages, retranscrits par des corps malmenés et exploités à l’extrême, tout aussi violemment que par les paroles dites. Une scène en forme de rectangle dont les longueurs seront occupées par les gradins de spectateurs ainsi propulsés dans l’intimité des personnages, tandis que les largeurs pourront être comme le reste du plateau point de départ des actions mises en jeu.
Bien sûr, il me serait impossible de redire ici toutes les histoires vues plus qu’entendues en raison aussi de la nécessité à lire des sur-titres. Je ne pourrai cependant oublier cette bouche grande ouverte sur le cri silencieux, annonciateur de tous les destins brisés. Destin de la ville, autrefois station balnéaire en vogue, brisée par le chômage, et condamnée à héberger dans ses hôtels et caravanes désaffectés non plus les flots de touristes mais ceux d’une population contrainte à l’exil. Destin de ces hommes et de ces femmes forçats enchaînés à un travail débilitant, et c’est bien là le moment le plus stupéfiant du spectacle lorsque l’actrice mime la préparation des volailles à l’usine, en gestes saccadés, sur un rythme de plus en plus débridé, façon Charlie Chaplin des Temps Modernes, sur la musique initiale mais sans la dimension comique afférente. Violence de la bande-son, violence des ombres et lumières, violence des cris et des corps parfois désarticulés. Et puis, comme une direction vers un espoir ténu, celui-ci, qui dans le marais observe et protège les oiseaux. Ou ces couples-là enlacés, qui dansant langoureux nous offrent une plage de repos inespérée. Enfin, tous sautant allégrement dans les airs, comme en un jeu d’enfants, se propulsant sur une structure gonflable de plastique ronde !
Nul je pense n’a dû sortir indemne de la représentation, où l’on a pu voir que le théâtre dit « documentaire » peut-être une forme aboutie d’expression artistique.
Almada, le 12 juillet 2019
Photo Paul Chéneau