— par Janine Bailly —
« Franito », « Lovers – Vencedores », « Un impossible amour, Um amor impossível »
Patrice Thibaud et Jean-Marc Bihour, à l’origine au théâtre de Nîmes en France, puis au théâtre de Chaillot ont créé « Franito », pièce au titre éponyme du prénom donné à l’un des deux acteurs, celui qui aussi est danseur, le troisième présent sur scène étant le guitariste. Et c’est un double propos qui nous est tenu puisque nous découvrons, au rythme du flamenco andalou qui sous-tend l’ensemble, le conflit générationnel entre mère et fils autant que les dérives d’un système matriarcal en pays de tradition et culture latines, un système fécondé dans l’utérus féminin. Le fait que le rôle de la mère soit tenu par un comédien corpulent mais de corps souple, emperruqué, aux mimiques exagérément expressives, ajoute à la dimension critique qui pourrait ressortir au grotesque dans les allusions sexuelles par exemple, mais sans jamais tomber dans l’excès de caricature. Tendre et touchant, le portrait ne saurait cependant se résoudre d’autre façon que par la disparition de la mère, sa tête repliée sur la poitrine opulente après que le prénom de Franito aura été sur tous les tons repris en leitmotiv. Kyrielle de conseils et reproches plus ou moins affectueux rythmant cette drôle de tranche de vie, en une sorte de huis-clos familial scandé par les intermèdes joués chantés et dansés, le « bruit » des talons ou des paumes venant de façon récurrente provoquer l’ire boudeuse ou coléreuse de la mère !
Jorge Silva quant à lui a choisi de présenter dans une traduction portugaise, « Lovers – Vencedores », une pièce du plus important dramaturge irlandais de sa génération, Brian Friel, disparu en 2015 et que l’on surnomma « le Tchekhov irlandais ». Famille et société : un autre pays mais une même toile sur laquelle tisser l’histoire de deux adolescents. Mag et Joe, lycéens de dix-sept ans épris l’un de l’autre, surpris par la grossesse précoce de Mag qu’ils acceptent et intègrent, se trouvent dans cette société conservatrice catholique contraints de se marier dans les trois semaines suivantes. Bien évidemment, ils se sont vus interdits de lycée, même si la mère de Joe a demandé à ce que son fils, bientôt chargé de famille, puisse passer ses examens. Sur la scène, un assemblage de structures de bois à différents étages permet aux jeunes gens en rupture de ban, à la vive et pétillante Mag surtout, de se déplacer comme dans un paysage, sur la colline qui leur est un refuge. En toile de fond, un ciel aux nuages et couleurs qui évoluent tout au long de la représentation, s’assombrissant et marquant le passage inexorable du temps. Le temps, présent et futur, et se pose la question de savoir s’il faut jouir de l’instant ou penser à ce qu’il adviendra. Joe plus sérieux travaille beaucoup, il envisage de devenir professeur de mathématiques, Mag pleine de vie se projette dans un avenir commun qui ne serait que bonheur. Le temps encore… deux narrateurs anonymes « Homme » et « Femme » assis côté jardin et côté cour commentent et anticipent pour le spectateur les événements à venir, ainsi apprenons-nous que les deux adolescents ont trouvé la mort, se seraient noyés dans un lac… Roméo et Juliette d’aujourd’hui… Et si la tragédie ne nous est pas explicitée — s’agit-il d’un accident, d’un crime bien qu’aucune trace de violence n’ait été visible, d’un suicide ? — sans doute pouvons-nous penser que cette tragédie leur a permis d’échapper aux exigences et contraintes d’un monde resté impitoyable dans ses préjugés et conventions sociales.
Mais comment, pour clore cette courte rétrospective d’un théâtre qui repose sur nos difficultés à être, comment passer sous silence la représentation almadense de « Un impossible amour » (Um amor impossível), qui se trouve être la dernière après une tournée de trois ans, circonstance particulièrement émouvante dira Célie Pauthe, responsable avec la romancière Christine Angot de l’adaptation de son roman puis de sa mise en scène. Une ultime représentation d’autant plus émouvante qu’auprès de Bulle Ogier, interprète toute en blondeur, discrétion et subtilité de la mère de Christine, c’est une célèbre enfant du pays Maria de Medeiros qui incarne l’écrivaine à ses différents âges, dans une série de métamorphoses particulièrement réussies passant de l’exaltation juvénile au renfermement sur soi ; et cela ne tient pas à l’adolescence venue mais au viol inavouable commis par ce père, retrouvé et d’abord admiré. La sobriété de la scénographie laisse toute son importance aux paroles dites, l’espace scénique sans décor de fond de plateau étant successivement découpé en lieux où dérouler l’intrigue : au centre, les deux appartements occupés par la mère et l’enfant, le second rapprochant géographiquement Christine d’un père qui en raison de nouvelles lois acceptera de la reconnaître enfin ; plus tard un espace lumineux restreint côté jardin dessiné dans le noir, espace occupé par une simple table et ses chaises, figurant symboliquement l’enfermement dans le lieu comme en soi-même de l’adulte qui ne saurait vivre ou survivre sans exorciser le traumatisme du viol paternel ni rompre le silence coupable d’une mère ; enfin dans une lumière plus généreuse, côté cour le café où se retrouvent les deux femmes, deux adultes pour une explication douloureuse mais nécessaire, en un face à face qui a été anticipé par des aveux faits l’une à l’autre lors de projections-vidéo centrées sur de superbes portraits. Les changements se font à vue, et ce n’est pas une concession à la mode, mais une forme d’écriture théâtrale, affirmera dans sa conférence Célie Pauthe. Aussi, elle insistera à juste titre sur le fait que de l’histoire intime le texte passe à une réflexion plus générale, sociale et politique, le viol étant la façon ultime qu’aurait trouvée un père de classe dite supérieure pour humilier et replacer en situation d’infériorité celle qui de lui avait obtenu la reconnaissance d’une enfant, une fille dont il avait su et accepté l’existence tout en affirmant ne jamais vouloir s’en occuper. Rachel n’eût-elle pas été femme « juive et pauvre », que son destin et celui de sa fille Christine auraient pu prendre un tout autre cours. C’est sur cette idée finalement assimilable à une lutte de classes que prend fin la représentation.
Almada, le 13 juillet 2019
Première photo Paul Chéneau