—par Roland Sabra —
L’art de l’entre-deux
A l’ouverture de la salle, Jeanne Baudry est déjà sur la scène qu’elle arpente de long en large en fond de plateau, irrémédiablement perdue en elle-même. Sur la partie gauche du tableau le gril laisse pendre deux immenses lacets noirs, en rappel à ceux qu’utilisa Sarah Kane pour mettre fin à ses jours, sur la droite deux paires de chaussures abandonnées complètent le décor. Et ça commence! C’est une voix de l’intérieur, une voix des cavernes, une voix des profondeurs, une voix qui la parle plus qu »elle ne parle et qui se fait entendre ou plutôt qui nous fait entendre ce que nous voulons bien entendre de notre propre rapport à la déraison. Tout le texte de Sarah Kane est tentative de découvrir ce que la forme poétique peut contenir de théâtrale. La structure du texte est apparemment brisée, désarticulée, afin de livrer un matériau brut, le plus polysémique possible. Un pur travail sur la langue. C’était l’obsession de l’auteure que de pouvoir unifier la forme et le fond. Sarah Kane : » La forme et le contenu tentent d’être une seule et même chose – la forme est le sens ». Reprise d’une problématique connue et déclinée de multiples façons sur de multiples registres, de Buffon, « Le style, est l’homme même » à Marshall McLuhan « Le medium, c’est le message » etc. 4:48 Psychose est sans cesse sur le fil du rasoir, entre rêve et réalité, entre réel et imaginaire, entre désir de vie et jouissance mortifère du suicide. C’est dans la multitude des écarts lovés au sein du texte que le foisonnement des sens prend sa naissance. Le sens est dans la salle et non pas sur le plateau. Il n’y a d’ailleurs pas de spectacle. Et là réside l’obstacle majeur à une mise en scène : comment éviter que le geste du comédien vienne polluer la production du sens par le spectateur. Claude Régy avec Isabelle Huppert avait choisi l’effacement de l’actrice en lui imposant une quasi immobilité et un incroyable travail de diction. On y reconnaissait la patte du Maître.
Tout le travail de Jandira Bauer et de sa comédienne Jeanne Baudry consiste à déployer le refus du choix, le refus de l’objectivation comme tentative de chosification dans un art de l’entre-deux cultivé au sein du même. Fidèles à la dramaturge, elles décloisonnent et déconstruisent les catégories unilinéaires de la masculinité et de la féminité, de la normalité et de la déviance, de la santé mentale et de la folie, de la rage de vivre et du besoin de mort. Jeanne Baudry n’a pas l’indécence de jouer la folle, ou de faire semblant. On serait presque tenté d’écrire « Dieu merci! » si ce n’était, à partir d’une critique des dichotomies trop simplistes entre l’âme et le corps, le bien et le mal, le ciel et l’enfer de la religion catholique, que Sarah Kane refusait toute assignation monolithique à un rôle ou à un statut réducteur, forcément réducteur. On pourrait épiloguer à l’infini sur les rapports personnels et intimes qu’entretenait Sarah Kane avec la psychose. Aucun intérêt, 4:48. Psychose n’est pas une autobiographie! Jeanne Baudry le sait qui ne s’adresse pas au public, qu’elle n’oublie pas d’ignorer. Dans une bulle invisible, mais que l’on pourrait toucher du doigt, elle est prise dans un dispositif discursif à la fois hétérogène, hétéroclite, délirant, prosaïque et flamboyant, devant lequel elle s’efface pour laisser place à un espace d’identification, ou très exactement de reconnaissances d’une inquiétante étrangeté, d’une familière épouvante qui finit par abolir la distance entre le plateau et la salle. Jandira Bauer a demandé à sa comédienne de se parler à elle-même comme si elle parlait à une autre. Ce choix rimbaldien (Je est un autre) est judicieux car au-delà du clin d’œil schizophrénique et approprié, il permet le déploiement du registre de l’Imaginaire foisonnant. La multiplicité des lieux d’émergence de la parole est sans cesse suscitée. Le public scolaire ne s’y est pas trompé. Après la représentation, les jeunes spectateurs ont dit comment ce texte, parfois hermétique, était au plus près de leurs expériences. « Moi aussi, il m’arrive d’avoir cette pensée.. »
Et c’est parce que cette mise-en scène a refusé la monstration de la folie et l’hystérisation du jeu de la comédienne, en se mettant au service du texte, que ce travail qui demande à être peaufiner, notamment du côté de l’articulation entre le dire du texte et son expression corporelle, ( en quoi le geste soutient, détourne ou annule le propos?) est somme toute une réussite. La métamorphose de Jeanne Baudry est quelque peu impressionnante, pour qui l’avait vue dans la première version des « Bonnes » l’an dernier à Fort-de-France. On saluera aussi le beau travail des lumières de « Pierrot » que l’on souhaiterait voir aussi sur d’autres spectacles.
R.S.