« The island », mise en scène de H.K. Kouyaté : un très bel objet théâtral

— Par Roland Sabra —

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C’est la deuxième pièce de ce trio d’auteurs sud-africains qu’il nous a été possible de voir en Martinique en l’espace de cinq ans. En effet, en mai 2010 le public martiniquais qui avait répondu présent avait été été subjugué par « Sziwe Banzi est mort » , mis en scène par Peter Brook, excusez du peu! C’est donc avec un apriori tout à fait favorable que l’on a retrouvé ses trois auteurs et le comédien Habib Dembélé accompagné cette fois par Hassane Kassi Kouyaté, comédien, metteur en scène, musicien et directeur de l’Atrium, entre autres. C’était, ce soir là à Fort-de-France, la 384ème représentation de cette mise en scène déjà jouée dans 43 pays!

The Island est une pièce de théâtre sur le théâtre, une pièce de théâtre dans le théâtre mais qui ne parle du théâtre que de façon accessoire, comme un prétexte pour dire l’essentiel. Cet essentiel qui ne relève pas du débat d’idées, de l’affrontement philosophique, de divergences affichées et assumées sur une vision du monde, mais qui est  plus prosaïquement celui de la survie au quotidien dans la tristement célèbre prison de Robben Island, celle-là même où furent emprisonnés Mandela, Sisulu, Mbeki au temps de l’apartheid. Théâtre en abîme de lui-même pour déjouer la censure et faire fuser hors les murs des informations sur les scandaleuses conditions d’incarcération auxquelles étaient soumis les prisonniers, il constitue un espace de liberté qui échappe au contrôle, à la surveillance des gardes-chiourmes de cet environnement totalitaire. Deux des auteurs, John Kani et Winston Ntshona étaient sur scène.  Loin de tout misérabilisme ou de toute vision déprimante, la pièce est un hymne à la vie, à la résistance. La mise à distance théâtrale est un moyen de survie. Ereintés par les travaux absurdes de forçats qui leurs sont imposés le jour, la nuit les deux compères s’interrogent sur la façon de mettre en scène une pièce de théâtre et pas n’importe quelle pièce : Antigone, la figure absolue de la résistance au pouvoir politique au nom de valeurs morales fondatrices de l’humanité(1). Une fois de plus, il  nous est confirmé que dans les camps de concentration et/ou d’extermination, le maintien d’un lien social qu’il soit politique ou artistique est une condition sine qua non de la survie. Ce théâtre du pauvre par les conditions mêmes dans lesquelles il se produit est en réalité une immense richesse, celle de la quotidienneté élevée au rang d’épopée, celle du partage, du rire et de l’improvisation célébrés comme un hymne païen à la divinité suprême car on ne le sait que trop par ces temps incertains « l’humour et la religion sont incompatibles » ( Kundera, Les testaments trahis, 1993). Ce théâtre dans lequel l’humour prend sous sa garde la déraison individuelle pour mieux mettre à l’index la folie concentrationnaire, est celui d’une échappée, d’une évasion vers la liberté, une façon de s’élever par dessus les barrières de l’enfermement. Aux scènes, comme celles des fausses-vraies disputes qui opposent John et Wilson, les deux prisonniers succèdent des moments de grande émotion à l’évocation de ce qu’ils imaginent être la vie de celles et ceux qu’ils aiment, qui sont encore en liberté et qu’ils ont dû laisser. Le récit d’anticipation de Wilson qui décrit le processus de libération de John et que ce dernier ne veut pas entendre, faisant semblant de dormir, le renvoie à une détresse mêlée de joie sincère. Le système concentrationnaire, avec ses décisions arbitraires, ses gardes de chiourmes irascibles et sadiques, l’asservissement des prisonniers à des tâches  aussi absurdes que transporter du sable d’un endroit de la plage à un autre et recommencer, casser du caillou à la carrière sans autre finalité que celle qui consiste à vouloir briser la résistance les détenus, est dénoncé sans recours à un quelconque pathos et dans une grande économie de mots.

L’espace de jeu des comédiens, selon le souhait du metteur en scène est donc réduit au possible. Le sable sur le sol autour de la cellule, un rectangle de trois mètres sur quatre tout au plus  est remplacé, à l’Atrium (pour des raisons techniques) par de la sciure de bois, et le contraste entre la blondeur du sol et le noir des trois murs de scène n’en est que davantage souligné.  Quant aux lumières finement travaillées elles accompagnent et mettent en valeur les changements de modalité du récit. Elles s’estompent dans la gravité, se renforcent dans le rire  et la dérision, soulignent la menace de dépersonnalisation qui guette estompant les personnages au profit de leurs ombres démesurées  projetées sur le mur de scène coté jardin. Sur le plateau peu d’accessoires, deux matelas que l’on roule, deux couvertures, un sceau qui contient les costumes d’Antigone et de Créon, à savoir une serviette avec trois fourchettes dépareillées pour la couronne, deux calebasses comme poitrine et un collier fait de quelques clous glanés ici où là, une perruque fabriquée avec des cordes et de bouts de ficelle pour Antigone. Les accessoires ne sont que des accessoires. Il y a quelque chose d’un hommage à Peter Brook dans ce parti pris d’accorder la priorité au texte et aux comédiens.

Il y a donc là sur scène, Hassane Kassi Kouyaté et son frère Habib Dembélé. Son frère? « Plus qu’un frère de sang, dit de lui Hassane Kassi Kouyaté, car Habib, je l’ai choisi« .  Cet alter ego il l’a rencontré sur le tournage de Macadam Tribu en 1995. Ces deux là communiquent dans un au-delà du texte théâtral qui n’appartient qu’à eux comme en témoignent ces danses africaines, ces moments d’expression corporelle faite d’agilité et de souplesse. Habib Dembélé, labile et facétieux avec une palette de jeu qui ressemble à un éventail entièrement déployé, et H.K. Kouyaté, plus massif et débonnaire avec une gamme d’interprétation, qui (s’il fallait poursuivre la métaphore musicale) serait de plusieurs octaves, ont la grande et appréciable humilité de toujours se situer en retrait du texte dont ils se veulent uniquement les serviteurs. Pas d’ego hypertrophié chez ces deux là, ce en quoi ils sont grands. Ce théâtre de l’essentiel est une quintessence du théâtre. Il promène le spectateur qui, tout en se sachant promené, accepte de l’être, sur l’arc-en-ciel du registre émotionnel en sollicitant l’intelligence analytique et compréhensive de la situation exposée. Si l’humour et le tragique sont convoqués dans la scène finale, celle de la représentation d’Antigone devant un parterre composé de l’administration du camp et des prisonniers, le second va très vite prendre le pas sur le premier et l’effacer. John en Créon et Wilson en Antigone dans leurs costumes de bric et de broc, captent l’attention du public  et font oublier les défroques ridicules à souhait dont il sont parés. Pas un rire dans la salle, le public est saisi, la tragédie de Sophocle est sur scène.

(1) Un calcul utilitariste aurait conseillé à Antigone de se soumettre : une vie aurait été épargnée! Voir la remarque de Selim Lander à  ce propos dans sa critique cinématographique : « À la vie » : survivre après Auschwitz

« THE ISLAND »
Résister par tous les moyens.
d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona
Adaptation française : Marie-Hélène Estienne
Mise en scène Hassane Kassi Kouyaté Assistanat mise en scène Peter Tournier
Scénographie : Sarah Lefèvre
Création lumière : Cyril Mulon
Avec : Hassane Kassi Kouyaté et Habib Dembélé
Fort-de-France à l’Atrium le 28/03/2015