Par Selim Lander – En compagnie de Yoshvani Medina, puis de Ludwin Lopez et maintenant en solo, Ricardo Miranda a permis au public martiniquais de découvrir un théâtre latino-américain riche d’invention, de fantaisie, de mystère, où le sacré n’est jamais bien loin. Avec La Nuit des assassins Miranda puise une nouvelle fois dans le répertoire cubain. José Triana a écrit là un vrai texte de théâtre moderne, qui captive moins par les ressorts de l’intrigue que par l’étrangeté de la situation dans laquelle les personnages se trouvent plongés. Pourquoi sont-ils réunis, qui sont-ils, que veulent-ils, à quoi jouent-ils ? Telles sont les questions auxquelles chacun est invité à apporter ses propres réponses. À cet égard, on peut se demander s’il est pertinent de donner au futur spectateur, comme fait le programme du Théâtre municipal, autant de clés pour « comprendre » la pièce. N’est-il pas préférable de le laisser se faire sa propre opinion en toute autonomie ? Certes, il faut bien un « pitch » pour le convaincre d’assister au spectacle, mais il ne faut pas moins se garder d’imposer une interprétation a priori. Tenons-nous en donc au minimum indispensable : un frère et deux sœurs jouent à assassiner le père. Encore est-ce déjà trop peut-être pour le lecteur qui n’aurait pas encore vu la pièce (1). Ce à quoi nous ne saurions que l’encourager.
Car cette Nuit des assassins est une vraie réussite, à notre avis le sommet de la saison théâtrale 2013-2014 en Martinique (en exceptant peut-être Une Saison au Congo que nous n’avons malheureusement pas pu voir et qui, en tout état de cause, déployait de tout autres moyens). Jamais autant, cette année, nous n’avons éprouvé un pareil plaisir de théâtre. Il est rare, en effet, de voir une telle adéquation entre un texte, ses interprètes, la mise en scène et, last but not least, la scénographie. Curieusement, il n’y a aucun crédit pour cette dernière alors qu’elle participe à l’évidence au succès du spectacle. Non qu’elle soit particulièrement novatrice : on a déjà vu les boites qui s’emboitent dans des boites et le damier en guise de tapis de scène mais cela fonctionne parfaitement avec le reste, au point qu’on n’imaginerait pas un dispositif plus efficace. Tous les éléments de décor sont en noir et blanc (en dehors d’un bouquet de fleurs rouges). Les costumes, eux aussi très réussis et non crédités, qui jouent quant à eux sur le noir et le gris, avec quelques touches de blanc, évoquent vaguement des uniformes militaires du XIXe siècle. L’ensemble (décor + costumes) crée immédiatement une atmosphère onirique, renforcée par la séquence d’ouverture, muette, pendant laquelle les trois personnages s’amusent avec les cubes, une séquence qui n’est pas sans faire penser au nouveau cirque.
La mise en scène accompagne avec bonheur la fantaisie du texte. Les comédiens bougent beaucoup, comme des enfants qui s’amusent. Il y a des moments de dispute, de bouderie. Et puis les personnages se transforment, devenant, suivant les besoins, le père, la mère, des parents en visite, voire des policiers ou des magistrats lors d’un simulacre de procès. Une autre idée qui fonctionne très bien, toujours dans le domaine des costumes, consiste à identifier ces nouveaux personnages simplement par une pièce de leur vêtement (les robes de la maman, la casquette du papa, la collerette du juge, etc.) faite de papier, blanc ou rouge. Cela vaut en particulier une scène saisissante dans laquelle le fils représente la maman revêtue de sa robe de mariée, une débauche de papier blanc : la mariée s’avance lentement depuis le fond de la scène, dialoguant comme si son mari lui tenait le bras ; on a déplié un tapis de couleur argentée (qui se transformera par la suite en d’autres éléments du décor) ; une musique solennelle complète ce moment de grâce.
Il faut encore souligner la qualité de l’interprétation. Guillaume Malasné trouve enfin un rôle à sa mesure en Martinique. Il joue le fils, un vaurien s’il faut l’en croire, avec ce qui convient de mauvaises manières, mais sans jamais se départir de son élégance naturelle. Astrid Mercier est comme à l’ordinaire, souveraine : on ne saurait mieux dire. Quant à Caroline Savard, elle tient avec vaillance le rôle de la deuxième sœur, pas toujours facile parce qu’un peu en retrait par rapport aux autres, plus « grandes gueules ».
S’il fallait exprimer une réticence, elle concernerait le texte. Il est certes intéressant et même fort, mais parfois un peu redondant et, dans ces moments-là, le spectateur ne sait plus trop s’il a toujours envie d’être complice des comédiens sur la scène. Des moments heureusement rares et brefs.
Au Théâtre municipal de Fort-de-France les 30 avril, 2 et 3 mai, puis au TOMA, en Avignon pendant le prochain festival.
(1) La critique théâtrale peut bien sûr étudier comment une pièce est construite, mettre en évidence ses ressorts dramatique ; elle peut encore élucider le sens caché sous l’apparence de mots et des situations. Dans les deux cas, elle assume alors le risque de déflorer la pièce pour le spectateur. Un risque qu’un simple programme n’est jamais obligé de prendre, sauf si le théâtre considère qu’il lui revient d’éclairer le spectateur en raison d’une mission pédagogique qui lui a été confiée.